AFFAIRE BAŞAR c. TURQUIE (European Court of Human Rights)

Last Updated on November 1, 2019 by LawEuro

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAŞAR c. TURQUIE
(Requête no 10015/10)

ARRÊT
STRASBOURG
22 janvier 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Başar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Ledi Bianku, président,
Jon FridrikKjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjointde section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 décembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10015/10) dirigée contre la République de Turquie et dont neuf ressortissants de cet État, y compris M. EyüphanBaşar (« le requérant »), avaient saisi la Cour le 28 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les intéressés étaient représentés par Me G. Altay, avocate exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 6 juillet 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement uniquement dans le chef du requérant relativement aux griefs que celui-ci tirait des articles 2 et 3 de la Convention sous leurs volets matériel ainsi que des articles 6 et 13 pour ce qui était des questions procédurales y afférentes.

La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Les antécédents du requérant et l’opération anti-mutinerie

4.  Le requérant, né en 1966, réside actuellement à Istanbul. Au moment des faits, il se trouvait détenu, depuis le 29 août 1994, dans le bloc C de la prison de Bayrampaşa (Istanbul).

5.  Le 20 mai 1996, le requérant entama une grève de la faim et, plus tard, il fut semble-t-il atteint du syndrome de Wernicke-Korsakoff[1]. Il fut placé sous traitement pour ses crises de nystagmus, la dysarthrie, l’ataxie, les vertiges et pour dépression majeure.

6.  Le 10 juillet 2000, le requérant fut conduit à l’Institut médico-légal d’Eyüp, afin de déterminer son aptitude à vivre incarcéré. Lors des examens, il marchait difficilement et bégayait, affirmant qu’il ne pouvait supporter les gens parler, car cela lui provoquerait des syncopes convulsives. N’ayant observé aucun déficit neurologique ni un symptôme psychopathologique, les médecins conclurent que le requérant simulait.

Le 4 août 2000, le parquet d’Istanbul renvoya derechef le requérant devant l’Institut médico-légal, pour le même motif que précédemment. Dans leur rapport du 6 septembre 2000, les médecins émirent l’avis que le tableau clinique du requérant ne correspondait pas à une maladieirréversible, au sens de l’article 104 de la Constitution, lequel habilitait président de la République à gracier les condamnés pour motif de santé.

7.  En octobre 2000, dans différentes prisons, un nombre considérable de détenus entamèrent des grèves de la faim afin de protester essentiellement contre le projet de création des prisons de type F, lequel visait à mettre en service des unités de vie plus petites.

Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa. Au cours de cette opération, baptisée « Retour à la vie » (hayatadönüş), de violents heurts survinrent. À la prison de Bayrampaşa, l’opération visa notamment le bloc C (paragraphe 4 ci-dessus), où douze détenus y trouvèrent la mort et une cinquantaine furent blessés.

8.  Une description détaillée des événements litigieux ainsi que des procédures diligentées à la suite de ceux-ci figurent, entre autres, dans les arrêts İsmail Altun c. Turquie (no 22932/02, 21 septembre 2010) et ErolArıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, 20 novembre 2012), lesquels portent sur le même incident. Il convient toutefois de rappeler ci-dessous les circonstances les plus marquantes de la cause.

9.  Le dossier ne contient pas d’informations officielles sur ce qui ait pu arriver au requérant pendant l’opération litigieuse. Cependant, après avoir été évacué des lieux, il fut bien conduit au service de psychiatrie de l’hôpital civil de Sağmalcılar. Il quitta cet hôpital de 21 décembre 2000 et fut admis à l’hôpital psychiatrique de Bakırköy, en vertu d’un diagnostic préliminaire de syndrome de Wernicke-Korsakoff et de dépression majeure.

Le requérant resta sous surveillance dans cet établissement jusqu’au 6 février 2001 et y subit plusieurs examens. Les résultats de laboratoire et d’imagerie médicale établirent que les crises de spasme, de syncopes et de dysarthrie observées chez le requérant n’avaient aucun lien avec un état épileptique ou neuro-pathologique ; il s’agissait d’un cas de pathomimie et le diagnostic préliminaire était erroné.

10.  Le 14 février 2001, le requérant fut transféré à la prison de type F d’Edirne. Lors de l’examen médical d’admission, il se plaignit d’une perte de force et de sensation sur le côté gauche de son corps. Toutefois, aucun constat médical ne vint objectivisercette plainte.

11.  Le 19 février suivant, le requérant tenta de s’immoler, mais il s’en sortit avec de très faibles brûlures de premier degré. Par la suite, à la demande du médecin pénitentiaire, le requérant fut réexaminé les 26 février et 23 mars 2001, par les services de neurologie et de psychiatrie de l’hôpital civil d’Edirne. Les épreuves de tomographie et d’électroencéphalogramme ne présentaient aucune pathologie. À compter de cette dernière date, le requérant bénéficia du traitement médicamenteux.

12.  Le 21 février 2001, le parquet d’Eyüp – qui constituait un dossier d’enquête pénale – chargea l’Institut médico-légal d’Eyüp d’examiner 21 détenus, dont le requérant. Le rapport y afférent fut déposé le 23 février suivant.

S’agissant du requérant, l’Institut médico-légal observa que ses examens physiologiques n’avaient présenté aucune anomalie ; il se plaignait de douleurs au niveau des genoux, à l’épaule gauche, au côté gauche du cou, et « un corps étranger avait été observé en dessous de son genou ». Les spécialistes prirent aussi note de ce qu’une dépression majeure avait été diagnostiquée auparavant chez le requérant et qu’il avait bénéficié d’un traitement avant d’être transféré à l’hôpital psychiatrique de Bakırköy (paragraphe 10 ci-dessus).

Pour l’Institut médico-légal, le tableau clinique du requérant n’entraînait pas de pronostic vital, mais justifiait un arrêt de trois jours.

13.  Le 9 avril 2001, le requérant fut entendu par le procureur près la prison d’Edirne. Il raconta son parcours et décrivit ses différents problèmes de santé. Il demanda à être admis au bénéfice d’un sursis à l’exécution de sa peine pour ce motif ou, alternativement, son transfèrement dans un établissement proche de sa famille à Istanbul ainsi que son admission dans un hôpital. Le compte-rendu d’audition est muet sur les mauvais traitements qui lui auraient été infligés pendant ou après l’opération anti-mutinerie.

14.  Le 11 avril 2001, le médecin pénitentiaire fit part à l’administration que requérant pouvait présenter un risque pour lui-même ou pour autrui et qu’il était difficile d’espérer une amélioration de son état en l’absence d’un accompagnateur.

Selon toute vraisemblance, à une date non-précisée, le requérant fut transféré à la prison d’Istanbul de type spécial. Le 13 août 2001, le directeur de cette dernière renvoya le requérant à l’hôpital psychiatrique de Bakırköyafin de savoir si son état tombait sous le coup de l’article 399 §§ 1 et 2 de l’ancien Code de procédure pénal ainsi libellé :

« S’agissant des condamnés atteints d’une maladie mentale, l’exécution des peines privatives de liberté sera suspendue jusqu’à leur rétablissement. Cette disposition s’applique également pour d’autres maladies, si l’exécution de la peine privative de liberté présente un risque vital essentiel pour le condamné. »

15.  Le lendemain le requérant fut placé sous surveillance à l’hôpital psychiatrique de Bakırköy. Les médecins observèrent que le requérant ne souffrait d’aucun trouble motrice et que ses crises de crampes et de dysarthrie relevaient plutôt de pathomimie. Malgré l’intensité de ses pulsions hostiles et agressives, il ne souffrait pas non plus d’un épisode psychotique.

16.  Les 5 et 25 avril 2002, le requérant fut réexaminé à l’Institut médico‑légal par les neurologues et psychiatres dudit Institut. L’on observa qu’il se déplaçait à l’aide d’un fauteuil roulant et était atteint d’un nystagmus bilatéral, de dysmétrie, de dysdiadococinésie, d’apathie, bradykinésie et de dysarthrie. Sa parole était accompagnée de convulsions et il était marqué par une hypersensibilité aux sons, une perte de mémoire courte et de capacité cognitive, propres au syndrome de Korsakoff. Sacapacité intellectuelle était défaillante.

Partant, le 8 novembre 2002, l’Institut médico-légal déclara qu’il devait être sursis à l’exécution de la peine du requérant jusqu’à la guérison de sa maladie de Wernicke-Korsakoff, étant entendu qu’ilétait de ce fait inapte à continuer à purger sa peine, au sens de l’article 399 §§ 1 et 2 de l’ancien Code de procédure pénal, et souffrait d’une pathologie irréversible, au sens de l’article 104 § b de la Constitution.

La Cour n’a pas été informée de l’issue réservée à cet avis médical.

B.  Les procédures diligentées en l’espèce

1.  La procédure pénale ouverte contre les gendarmes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération

17.  À l’issue d’une longue phase administrative qui s’est imposée entre le 8 mai 2003 et le 21 septembre 2006 afin d’obtenir l’autorisation d’inculper les gendarmes mis en cause, comme l’exigeait la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires (voir, ErolArıkan et autres, précité, §§ 29 à 36), le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy mit finalement en accusation 39 gendarmes du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Une action publique fut ainsi ouverte devant la cour d’assises de Bakırköy, sous le dossier no 2010/172.

Dans l’acte d’accusation, pour ce qui concernait le requérant, le procureur s’appuyait sur la mention « diverses blessures », ayant nécessité « un arrêt de trois jours » (paragraphe 13 in limine ci-dessus).

18.  Le 17 février 2015, alors que ce procès était encore pendant, le parquet d’Istanbul déféra 157 autres membres de la gendarmerie, identifiés dans l’intervalle, du fait d’avoir causé la mort de 12 personnes et blessé 29 personnes devant la cour d’assises d’Istanbul, sous le dossier no 2015/144.

Le 5 mars 2015, la cour d’assises d’Istanbul décida de joindre ce dossier au dossier no 2010/172, qui était en cours d’examen devant la cour d’assises de Bakırköy.

19.  Le 6 mai 2015, cette dernière refusa la jonction des dossiers susmentionnés devant elle, au motif qu’elle n’avait pas été consultée au préalable. Les juges saisirent la Cour de cassation afin qu’elle se prononçât sur cette question.

20.  Le 13 juillet 2015, la Cour de cassation déclara la cour d’assises de Bakırköy compétente à juger les deux affaires. D’après les informations contenues dans le dossier, celle-ci devait tenir une audience le 24 mars 2016 et commencer à entendre les prévenus.

Selon toute vraisemblance, la procédure est toujours pendante.

2.  La procédure pénale ouverte contre le personnel pénitentiaire et les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements lors de l’évacuation des détenus

21.  Le 16 juillet 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 155 surveillants et gendarmes en poste dans la prison pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il mit également en accusation 1 460 gendarmes,leur reprochant l’infliction de mauvais traitements aux détenus lors de leur évacuation au terme de l’opération du 19 décembre2000.

22.  Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus et lui attribua le numéro de dossier 2007/240.

Par un jugement du 23 juin 2008, il déclara l’action publique éteinte pour prescription dans le chef du personnel de la prison, relevant que les faits qui leur étaient reprochés remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription était échu depuis le 19 juin 2008. Faute d’appel, cette décision devint définitive le 15 septembre 2008.

23.  Toujours le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit également fin à l’action en instance sous le numéro de dossier 2001/934 contre les 1 460gendarmes susmentionnés, pour le même motif de prescription.

Certaines parties intervenantes se pourvurent en cassation contre ce jugement.Rien n’indique que le requérant figurait parmi les appelants.Par un arrêt du 31 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

3.  La procédure pénale ouverte contre les détenus

24.  Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp déféra devant le tribunal correctionnel d’Eyüp 167 détenus, dont le requérant, pour rébellion.

25.  Le 28 avril 2009, le tribunal déclara l’action publique éteinte par prescription et, le 13 février 2012, cette décision fut confirmée par la Cour de cassation.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26.  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts CeyhanDemir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005) et Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006). Voir également l’arrêt İsmail Altun, précité, § 57.

EN DROIT

I.  OBJET DU LITIGE

27.  Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de l’opération menée par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 ainsi que lors de son transfèrement subséquent.

28.  Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, ilse plaint en outre de l’ineffectivité de la procédure pénale en cours devant les assises de Bakırköy(paragraphes 17 à 20 ci-dessus) ainsi que l’extinction pour prescription de l’action pénale intentée contre les gendarmespour mauvais traitements (paragraphes 21 à 23 ci-dessus).

29.  Le requéranttire enfin grief de n’avoir pas disposé d’un recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, pour faire valoir ses griefs, compte tenu des circonstances dénoncées ci-dessus sous l’angle de l’article 6.

30.  Le Gouvernement, sous réserve de la question de recevabilité de la requête, considère que les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention doivent être examinés seul sous le volet procédural des articles 2 et/ou 3 de la Convention, selon le cas.

31.  La Cour, au regard du premier grief – formulé en deux branches (paragraphe 27 ci-dessus) – estime que les éléments factuels disponibles lui suffisent pour procéder à une qualification sans qu’il faille préalablement se pencher sur les questions de fond.

À cet égard, elle rappelle que, lorsqu’il n’y a pas décès de la victime, c’est dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels qui auraient été subis du fait des agents de l’État peuvent être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, tout dépendant, entre autres, du degré et du type de la force utilisée ainsi que des intentions et du but non équivoques sous-jacents à l’emploi de celle-ci (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004–XI, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 40, 23 février 2006, et Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 89, 20 mai 2010). Pour une analyse plus détaillée de ce principe, la Cour renvoie à son arrêt VefaSerdarc. Turquie (no 7309/04, §§ 75 à 80, 27 janvier 2015).

32.  Dans la présente affaire, en l’absence d’une allégation quelconque d’utilisation d’une arme à feu contre le requérant (voir, par exemple, Kavaklıoğlu et autres c.Turquie, no 15397/02, § 224, 6octobre 2015, et les références qui y figurent), se pose uniquement la question de savoir si la force utilisée était « potentiellement meurtrière », dans le contexte des blessures prétendument causées par des moyens a priori non létaux. Or, dans de telles affaires, c’est plutôt la circonstance que les jours de la victime soient mis en danger qui a une importance déterminante quant à l’applicabilité de l’article2 de la Convention (voir, par exemple, Perişan et autres, précité, §§88 à 90, Düzova c. Turquie, no 40310/06, § 69, 5 juin 2012, etKavaklıoğlu et autres, précité, § 226).

33.  Ceci étant dit, rien dans le dossier, ni même l’unique rapport médical du 21 février 2001 qui préconisait un arrêt de travail de trois jours (paragraphe 13 ci-dessus), ne permet de suggérer que le pronostic vital du requérant se trouvait engagé en l’espèce.

Par conséquent, la Cour est de l’avis que c’est le volet matériel de l’article 3 de la Convention trouve à s’appliquer quant au premier grief, en toutes ses branches.

34.  Quant à la seconde doléance au regard des articles 6 et 13 de la Convention (paragraphes 28 et 29 ci-dessus), la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novitcuria, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

En l’espèce, elle estime, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 30 ci‑dessus), qu’il convient effectivement d’examiner ces griefs également sous l’angle procédural du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A.  Quant à la recevabilité

1.  Non-épuisement des voies de recours internes et le caractère prématuré de la requête

35.  Le Gouvernement tire d’abord argument du caractère prématuré de la requête, dans la mesure où les procédures pénales jointes, diligentées contre les gendarmes devant la cour d’assises de Bakırköy est toujours pendante (paragraphes 17 à 20 ci-dessus).

36.  La Cour souligne que,si la procédure susmentionnée entre assurément en ligne de compte eu égard à la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention (Oğraş et autres c. Turquie (déc.), no 39978/98, 7 mai 2002), cette exception soulève des questions étroitement liées à l’examen même de l’effectivité de la procédure pénale dont il s’agit (Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 55, 23 juin 2009), donc au bien-fondé des doléances portant sur le respect des obligations procédurales dégagées de l’article 3 (Kavaklıoğlu et autres, précité, § 151).

Dès lors, la Cour joint cette exception au fond.

37.  Le Gouvernement excipe en outre du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. À cet égard, il fait notamment valoir un jugement que celle-ci a adopté le 21 mai 2015 relativement à une requête introduite le 6 novembre 2013 et portant sur les circonstances d’une autre opération similaire menée dans la prison d’Ulucanlar. Dans ce précédent, la Cour constitutionnelle a conclu à une violation procédurale du droit à la vie – alors que les faits incriminés remontaient à une date antérieure au 23 septembre 2012, à savoir la date de l’instauration dudit recours –, observant que la procédure pénale diligentée relativement au décès du proche desplaignants était demeurée pendante pour plus de 15 ans.

38.  La Cour note que, depuis 23septembre 2012, la Cour constitutionnelle a compétence pour examiner les recours individuels formés par quiconque s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution turque ou par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Önkol c. Turquie, no 24359/10, § 66, 17 janvier 2017). Elle observe également que le jugement du 21 mai 2015 susmentionné de la Cour constitutionnelle (paragraphe 37 in fine ci-dessus) présente effectivement une pertinence, car il porte sur les circonstances factuelles comparables à celles de l’espèce.

39.  Ceci étant, la situation personnelle des requérants fait partie des éléments dont il faut tenir compte dans l’examen de la question de l’épuisement d’une nouvelle voie de recours (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)). À cet égard, la Cour observe que la présente requête a été introduite le 28 janvier 2010, c’est‑à‑dire environ deux ans et huit mois avant la création du recours constitutionnel en question. Il est vrai que, lorsque le requérant a saisi la Cour, l’une des procédures pénales dont il se plaignait était toujours pendante (paragraphes 17 à 20 ci-dessus). Cependant, eu égard à l’objet principal de l’affaire, la Cour estime en l’espèce qu’il serait peu conforme à l’équité de demander au requérant d’épuiser une autre voie de droit créée le 23 septembre 2012.

40.  Ayant déjà statué en ce sens dans des affaires similaires concernant l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, ŞükrüYıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-45, 17 mars 2015, et Önkol, précité, § 67), la Cour conclut derechef à l’absence de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour.

Elle rejette en conséquence l’exception du Gouvernement.

2.  La règle des six mois

41.  Selon le Gouvernement, la requête se heurterait également à la règle des six mois, parce que le requérant aurait dû se rendre compte que l’enquête pénale initiée par le parquet d’Eyüp contre les gendarmes aurait été vouée à l’échec dès le 10 avril 2006, date où le préfet d’Istanbul avait une seconde fois refusé d’autoriser l’ouverture de poursuites contre les protagonistes (paragraphe 17in limine ci-dessus – ErolArıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, § 34, 20 novembre 2012). Partant, la présente requête, introduite le 31 juillet 2009, serait tardive (pour une analyse générale de la question, voir, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, §§ 156 à 159, CEDH 2009).

42.  La Cour rappelle que lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut effectivement être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle l’intéressé a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001). Il en va ainsi notamment lorsque l’on sait d’ordinaire à quel moment précis les faits incriminés, souvent notoires, ont eu lieu, sachant qu’en pareil cas, si une forme d’enquête est initiée, la stagnation ou l’ineffectivité de celle-ci sont d’une manière générale plus facilement décelables. Dans de telles circonstances, les requérants sont donc censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (mutatis mutandis, Bulut et Yavuz c. Turquie (déc.), no 73065/01, 28 mai 2002, et Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002‑III).

43.  Dans la présente affaire, la décision du 10 avril 2006 du préfet d’Istanbul – que le Gouvernement invoque (paragraphe 41 ci-dessus) – a été annulée le 21septembre 2006 par le tribunal administratif régional (ErolArıkan et autres, précité, § 36). Nul ne saurait donc prétendre que l’enquête ne progressaient pas, étant entendu qu’à partir de ce stade, le requérant pouvait légitimement s’attendre à ce que des poursuites soient entamées contre les mis en cause. Certes, la préparation du dossier d’inculpation par le parquet de Bakırköy a pris un certain temps, car l’acte d’accusation y afférent n’a été déposé que le 20 avril 2010 (paragraphe17 ci-dessus). Cependant, nonobstant les difficultés auxquelles le parquet semble s’être heurté, le requérant pouvait raisonnablement attendre quelques années avant d’agir (mutatis mutandis, Varnava et autres, précité, § 166), et c’est bien ce qu’il a fait en introduisant sa requête le 28 janvier 2010, avec la célérité acceptable dans ce type d’affaires.

44.  Aussi l’exception dont il s’agit doit-elle être rejetée.

3.  Conclusion

45.  La Cour observe que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B.  Quant au bien-fondé des griefs

1.  Sous le volet matériel de l’article 3 de la Convention

a)  Thèses des parties

46.  Le requérant reprend pour l’essentiel ces griefs principaux (paragraphes 27 à 29 ci-dessus) puisrelate longuement, en détail, les atrocités qui auraient été commises lors de l’opération litigieuse.

47.  Le Gouvernement affirme qu’en réalité le requérant n’a subi aucune blessure ayant un lien quelconque avec l’opération. Qu’un rapport de l’Institut médico-légal ait fait mention de certains douleurs et de la présence d’un corps étranger sous le genou du requérant ne permet pas, selon lui, de conclure que celui-ci a fait l’objet de sévices aux mains des gendarmes.

Les trois jours d’arrêt de travail prescrit dans ce rapport seraient justifiés, en réalité, par l’ensemble des troubles neurologiques et psychiatriques résultant du tableau clinique lié au syndrome de Wernicke-Korsakoff, maladie survenue bien avant l’intervention des gendarmes. Quant aux « diverses blessures » mentionnées dans l’acte d’accusation du 20 avril 2010, il suffirait d’observer qu’aucune explication n’est donnée par le procureur quant à la nature et l’origine de celles-ci.

Par ailleurs, aucune allégation ni aucun signe de mauvais traitement n’aurait été enregistré à l’examen médical du 14 février 2001, lors de l’admission du requérant à la prison de type F d’Edirne.

Au demeurant, ni la requête ni ses documents annexes ne contiendraient une explication quelconque sur les sévices infligés au requérant que ce soit pendant ou après l’opération.

b)  L’appréciation de la Cour

48.  D’emblée, la Cour observe qu’aucun élément vérifiable du dossier ne donne à penser que le requérant ait activement résisté aux forces de l’ordre ou attaqué ses membres, étant entendu que l’action publique intentée contre lui pour rébellion ne tire pas à conséquence sur ce point, car éteinte par prescription (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).

49.  Il s’ensuit qu’en l’occurrence il aurait normalement incombé au Gouvernement – et à lui seul – de justifier les mauvais traitements dénoncés en l’occurrence ainsi que de produire des preuves pertinentes pour réfuter les griefs du requérant, sans qu’il puisse légitimement tirer argument des « agissements » de ce dernier lors des événements (voir, parmi beaucoup d’autres, Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26février 2008, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 234 et les références qui y figurent, ainsi que, Perişan et autres, précité, § 95).

Encore faut-il qu’il y ait eu, aux yeux de la Cour,un traitement à justifier et des griefs à réfuter.

50.  Dans les circonstances telles que celles incriminées en l’espèce, la Cour reconnaît qu’il peut être difficile pour les requérants, tout comme pour leurs représentants, d’obtenir ou de réunir des preuves quant aux mauvais traitements allégués. Aussi a-t-elle déjà admis que pareilles allégations puissent être étayées devant elle par des éléments de preuve qui peuventrésulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Kavaklıoğlu et autres, précité, § 235).

Dans la présente affaire toutefois,la Cour n’aperçoit rien de tel.

51.  À l’instar du Gouvernement (paragraphe 47 ci-dessus), elle observe en effet que le requérant se limite à décrire, tant dans sa requête que dans ses observations, ce qui serait arrivé à ses codétenuspendant l’intervention militaire, mais ne fournitpas la moindre explication sur la nature des sévices que les gendarmes auraient infligés à lui-même pendant et après l’opération.

52.  À cet égard, il importe également de noter que l’épisode qui s’est déroulé entre le transfert du requérant à l’hôpital civil de Sağmalcılar jusqu’à son examen par les services de l’hôpital civil d’Edirne (paragraphes 9 à 11 ci-dessus) ne fait apparaître rien qui donne à penser que le requérant se soit plaint d’un mauvais traitement quelconque auprès des médecins qui l’ont examinés. Il n’a pas non plus fait la moindre allusion à de tels traitements lors de son audition du 9 avril 2001 par le procureur près la prison d’Edirne (paragraphe 13 ci-dessus).

53.  Pour la Cour, le récit du requérant sur ce qui ait pu se passer le 19 décembre 2000 dans la prison de Bayrampaşa, ne saurait s’analyser, à lui seul, en un commencement de preuve susceptible d’appuyer ses allégations.

Il n’en va pas autrement de l’arrêt de travail de trois jours qui lui a été octroyé par l’Institut-médical d’Eyüp (paragraphe 12 ci-dessus). Selon toute vraisemblance, cette recommandation reposait sur l’état de santé général du requérant alors souffrant de symptômes physiques et psychiques – plus ou moins avérés – liés à la grève de la faim qu’il avait entamée bien avant l’opération. Aucune explication n’est au demeurant donnée sur l’origine des « douleurs » dont le requérant semble s’être plaint lors des examens ni sur le « corps étranger » qui a été observé au niveau de son genou.Si d’aucuns pourraient penser que les dires du requérant relativement à l’origine de ces douleurs pourraient avoir été sciemment omis dans le rapport de l’Institut-médical, il faudrait alors rappeler que ni le requérant ni son avocat n’ont pas contesté la teneur dudit rapport ni n’ont suggéré qu’on leur eût jamais refusé la possibilité de faire constater autrement les sévices allégués en l’espèce.

54.  Tels qu’elle se présente,la situation sus-décrite ne diffère guère de celle examinée dans l’affaire Kavaklıoğlu et autres, relativement à une partie des requérants qui avaient fait valoir des griefs comparables sur le terrain de l’article 3 de la Convention (arrêt précité, § 236 à 239).

Dans ce contexte, aux yeux de la Cour, quelles qu’aient été l’origine des douleurs ou de la blessure au genou susmentionnées, celles-ci ont pu être occasionnées accidentellement ou involontairement après l’intervention anti-mutinerie. Cet épisode, comme il ressort du dossier et du récit du requérant, s’est assurément déroulé dans des conditions plus ou moins chaotiques et brutales. Il paraît difficile de dissocier le requérant de cette situation – dans laquelle il a été, ne serait-ce qu’indirectement, impliqué – ou de présumer qu’il n’en a point pâti. Dès lors, il ne peut être exclu que ces douleurs et cette blessure,vraisemblablement légères, ont pu être causées pendant l’exécution des mesures d’évacuation des dortoirs ou de regroupement et de transfèrement de détenus, sans qu’il faille forcément reprocher aux gendarmes de les avoir infligées intentionnellement (mutatis mutandis, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 240).

55.  En bref, tout bien considéré, il n’a pas été établi que le requérant a fait l’objet d’un traitement prohibé par l’article 3 et/ou suffisamment grave pour emporter violation de cette disposition.

2.  Sous le volet procédural de l’article 3 de la Convention

a)  Thèses des parties

56.  Le requérant estime que, compte tenu des résultats obtenus après tant d’années de combat judiciaire, il n’y a aucun espoir de voir les responsables répondre de leurs méfaits.

57.  Selon le Gouvernement, nonobstant les principes clairs qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour en matière de célérité des procédures diligentées au niveau national, les enquêtes et les procès menés en l’espèce, considérés ensemble, ne prêterait le flanc à aucun critique sérieux.

b)  Appréciation de la Cour

58.  D’emblée, il échet de préciser que la circonstance que la Cour ne puisse en l’espèce conclure que le requérant a été victime de mauvais traitements ne prive pas nécessairement son grief de son caractère défendable (pour le principe, voir Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131, et aussi Kavaklıoğlu et autres, précité, § 242).

Même si les informations quant à la teneur de la plainte formelle déposée par le requérant ne sont pas vérifiables du fait de la pénurie des éléments de preuve soumis à la Cour, force est de supposer qu’il avait fourni aux autorités suffisamment d’éléments que celles-ci ont considérés comme pertinents. En effet, la plainte du requérant a bien été intégrée à l’acte d’accusation du 20 avril 2010, où le procureur de la République de Bakırköy faisait mentionà son sujet de « diverses blessures », ayant entraîné « un arrêt de trois jours » (paragraphe 17 ci-dessus). Le procureur n’a donné aucune précision sur la nature de ce qu’il a qualifié de « blessures » ni sur les origines de celles-ci, en se contentant sans doute d’interpréter les conclusions de l’Institut médico-légal (paragraphes 13 et 53 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, l’acte d’accusation couvrait, en leur qualité de victimes-plaignants, tous les individus décédés ou blessés lors de l’opération litigieuse, y compris le requérant qui, de ce fait, devint partieà l’action publique ouverte devant la cour d’assises de Bakırköy.

59.  Le requérant doit donc passer pour avoir soulevé, sur le terrain de l’article 3, un grief défendable et la conclusion précédente de la Cour quant au volet matériel de cette disposition (paragraphe 55 ci-dessus) ne préjuge en rien de l’obligation des autorités nationales de mener une enquête effective à cet égard (voir, par exemple, Kavaklıoğlu et autres, ibidem, et les références qui s’y trouvent).

60.  Or,à la lumière de l’exigence de célérité et de diligence implicite dans le contexte des obligations procédurales en jeu, il y a lieu de parvenir ici au même constat que dans les affaires citées au paragraphe 8 ci-dessus, et ce, nonobstant les difficultés qui ont certainement perturbé la conduite de cette procédure en raison notamment du nombre important de suspects et de victimes impliqués ainsi que de la complexité évidente de l’affaire : près de dix-huit ans après les faits dénoncés, l’affaire des gendarmes demeure pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et elle n’a pas enregistré le moindre progrès tangible et fiable susceptible de conduire à l’établissement des faits et des responsabilités à raison des « diverses blessures » invoquées par le parquet compétent(pour des situations comparables, voir les arrêts précités Kavaklıoğlu et autres, § 283, VefaSerdar, §102, Perişan et autres, § 103, et CeyhanDemir et autres c. Turquie, no 34491/97, §§ 10 et 111, 13 janvier 2005.

61.  Parvenue à ce constat, la Cour n’estime pas devoir se pencher de plus sur l’action pénale qui at été entamée devant le tribunal correctionnel d’Eyüpcontre 1 460 gendarmes, pour avoir brutalisé les détenus lorsde l’évacuation des lieux (paragraphes 21 à 23 ci-dessus).

62.  En bref, la Cour rejette l’exception tirée de la litispendance du procès actuellement en instance devant la cour d’assises de Bakırköy (paragraphes 35 et 36 ci-dessus) et conclut à la violation procédurale de l’article 3 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

63.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

64.  Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.

65.  Le Gouvernement conteste cette prétention, selon lui, exagérée.

66.  La Cour a dûment tenu compte du degré de gravité du cas considéré ainsi que des exemples qui ressortent des affaires comparables par les caractéristiques des actes incriminés (voir, par exemple, Perişan et autres, précité, § 117, et Saçılık et autres c. Turquie (satisfaction équitable partielle), nos 43044/05 et 45001/05, §§ 112 à 118, 5 juillet 2011, et Kavaklıoğlu et autres, précité, § 301 iv). Aussi la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41, alloue-t-elle au requérant 5 000 EUR au titre du dommage moral.

B.  Frais et dépens

67.  L’avocate du requérant réclame 1 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, précisant que son client serait tenu de s’en acquitter, car il se serait engagée à ce faire.

68.  Le Gouvernement rétorque que cette demande n’est pas documentée.

69.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l’espèce, la Cour observe que la prétention de la partie requérante n’est pas accompagnée de justificatifs, de quittances, de notes ou d’un contrat d’honoraires, ni même d’un relevé des heures de travail fourni. Dans ces conditions et tenant également compte des dispositions de l’article 60 §§ 2 et 3 de son Règlement intérieur, elle ne peut accueillir cette demande.

C.  Intérêts moratoires

70.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et la rejette ;

2.  Déclare la requête recevable, sur le terrain de l’article 3 de la Convention ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet matériel ;

4.  Dit qu’il y a eu violation procédurale de l’article 3 de la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44§2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, somme à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı                                                                       Ledi Bianku
Greffier adjoint                                                                        Président

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[1].  Selon la littérature médicale, cette maladie, que l’on retrouve entre autres chez les mal nourris, consiste en une combinaison du syndrome de Korsakoff, qui provoque la confusion, l’aphonie et l’affabulation, et d’encéphalopathie de Wernicke, caractérisée par une paralysie des yeux et un nystagmus ; l’individu risque le coma, voire la mort, s’il n’est pas dûment traité ; ce tableau est considéré comme résultant, en principe, d’une carence chronique en thiamine (vitamine B1), substance qui participe au métabolisme du glucose, étant entendu qu’en cas de pareille carence toute activité qui nécessite la métabolisation du glucose risque d’entraîner la maladie de Wernicke-Korsakoff (voir, TekinYıldız c. Turquie, n° 22913/04, § 18, 10 novembre 2005).

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