R.M. ET AUTRES c. POLOGNE (European Court of Human Rights)

Last Updated on August 22, 2019 by LawEuro

Communiquée le 29 janvier 2019

PREMIÈRE SECTION

Requête no 11247/18
R.M. et autresc
ontre la Pologne
introduite le 26 février 2018

EXPOSÉ DES FAITS

La liste des parties requérantes figure en annexe.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

1.  Demande d’attribution de statut de réfugié

En avril 2016, le conjoint de la requérante, et le père de ses enfants, déposa une demande d’attribution de statut de réfugié. Celle-ci concernait également l’intéressée et les trois enfants du couple, nés respectivement en 2006 et 2014.

Le 7 septembre 2016, le chef de l’Office des étrangers rejeta cette demande, puis, le 1er mars 2017, le Conseil des étrangers rejeta un recours des requérants. Les intéressés furent invités à quitter la Pologne sous trente jours.

2.  Procédure tendant au départ des requérants et leur demande de protection internationale

Craignant d’être expulsés de Pologne, les requérants partirent en Allemagne, d’où ils formulèrent une demande de protection internationale.

Le 5 septembre 2017, les requérants furent remis aux autorités polonaises par leurs homologues allemands conformément à la procédure prévue par le Règlement de Dublin. Le même jour, les autorités polonaises engagèrent à leur encontre une procédure tendant à leur départ de Pologne. La requérante déposa à son tour une demande de protection internationale concernant l’ensemble de sa famille.

Le 23 octobre 2017, le responsable de la police aux frontières adjoignit aux requérants de quitter le territoire polonais et prononça à leur encontre une interdiction d’entrée et de séjour dans l’espace Schengen pendant trois ans. Le 26 janvier 2018, le chef de l’Office des étrangers confirma cette décision. En février 2018, les requérants contestèrent les décisions prises à leur encontre auprès du tribunal administratif régional de Varsovie. En parallèle, ils présentèrent une demande aux fins d’obtenir un sursis à l’exécution de ces décisions. La procédure est en cours.

Le 6 novembre 2017, le chef de l’Office des étrangers déclara irrecevable la demande de protection internationale de la requérante, puis, le 15 février 2018, le Conseil des étrangers rejeta un recours de l’intéressée contre cette décision. La requérante déposa un nouveau recours auprès d’un tribunal administratif régional. La procédure est en cours.

3.  Détention des requérants dans le centre fermé pour étrangers de K.

Le 6 septembre 2017, le tribunal de district de Szczecin ordonna le placement des requérants en détention dans le centre fermé pour étrangers de K.pour une période courant jusqu’au 3 novembre 2017, considérant que cette mesure était nécessaire au bon déroulement de la procédure afférente à leur demande de protection internationale et à la prévention du risque de fuite de leur part.

Le 19 octobre 2017, le tribunal régional de Szczecin rejeta le recours de la requérante contre cette décision, jugeant que le risque de fuite était caractérisé par son départ illégal en Allemagne et l’intention avérée de l’intéressée de contourner les procédures relatives à l’attribution de statut de réfugié. Prenant en compte l’absence d’une domiciliation stable des requérants et leur manque de ressources suffisantes, le tribunal considérait que seule leur détention pouvait préserver le bon déroulement des procédures les concernant. Le tribunal conclut à l’absence d’éléments faisant craindre un risque de préjudice pour la vie ou la santé des requérants. À cet égard, il indiquait que le centre de K. était habilité à l’accueil des familles et que les requérants y étaient pris en charge par du personnel médical et un psychologue.

Le 27 octobre 2017, en se basant sur les motifs qui étaient essentiellement les mêmes que ceux susmentionnés, le tribunal de district de Kętrzyn ordonna la prolongation de la détention des requérants jusqu’au 3 mars 2018. Le tribunal évoqua de plus la crainte que les requérants ne retardent indûment leur retour dans leur pays d’origine. Se référant aux éléments que lui avait communiqués le chef de l’Office des étrangers, il indiqua que la procédure afférente à la demande de protection internationale des requérants serait clôturée dans un délai de six mois à compter du dépôt de ladite demande.

La requérante contesta la décision du 27 octobre. Dans son recours, elle se plaignit, notamment, que le tribunal de district de Kętrzyn avait enfreint à son égard l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il ne lui aurait pas notifié la demande du responsable de la police aux frontières l’invitant à prolonger sa détention. La requérante soutenait que, à tort, ce tribunal avait estimé qu’elle-même et ses enfants présentaient un risque « élevé » de fuite, risque qui, selon elle, n’était pas fondé. Elle indiquait en outre que la prolongation de sa détention et de celle de ses enfants était irrégulière dès lors que le tribunal n’avait pas examiné la question de savoir si les autorités instruisant sa demande de protection internationale étaient diligentes, de sorte que le temps de leur enfermement fût réduit au strict minimum. En invoquant la jurisprudence de la Cour dans les affaires A.B., A.M., R.C.,R.K.,R.M. et autres c. France, la requérante faisait valoir qu’en l’espèce, en raison de leur détention continue, ses enfants étaient soumis à une épreuve d’une intensité dépassant le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. À cet égard, elle faisait observer que l’âge de ses enfants, la durée de leur internement dans le centre de K. et l’état de santé préoccupant de son fils aîné constituaient des contre-indications évidentes à leur maintien en détention. À propos de son fils aîné, la requérante indiquait qu’il souffrait d’énurésie nocturne, trouble qu’un psychiatre avait attribué au syndrome de stress post-traumatique. Elle souligna qu’un psychologue s’étant entretenu avec l’enfant avait estimé que celui-ci avait besoin d’un suivi régulier, d’un diagnostic complet et d’un traitement adapté à son état de santé. La requérante indiqua de plus que la détention continue de ses enfants était traumatisante pour eux et préjudiciable à leur bien-être émotionnel et que les autorités auraient dû envisager des alternatives à cette mesure. Pour appuyer ses dires sur ce point, la requérante produisit une déclaration sur honneur d’une proche résidant en Pologne, selon laquelle celle-ci s’engageait à l’accueillir chez elle et indiquait que l’intéressée n’entraverait pas les procédures diligentées à son encontre.

Le 1er décembre 2017, le tribunal régional d’Olsztyn rejeta le recours de la requérante. Dans les motifs de sa décision, le tribunal observa, notamment, que la notification à l’intéressée de la demande susmentionnée du responsable de la police aux frontières ne s’imposait pas. Souscrivant aux constatations du tribunal de district, selon lesquelles la détention de la requérante était justifiée, eu égard au risque de fuite de sa part et à l’absence de garantie suffisante de sa comparution devant les autorités, le tribunal considéra que l’éventuelle mise en place de mesures alternatives à celle-ci n’était pas indiquée. Il estima qu’en l’espèce, rien ne laissait penser que le délai de six mois pendant lequel les requérants pouvaient être maintenus en détention ne serait pas observé. Prenant en compte les certificats médicaux en sa possession, le tribunal releva que la requérante et ses enfants pouvaient être détenus dans le centre de K. sans aucun risque pour leur vie ou leur santé. Reconnaissant que l’enfermement des jeunes enfants dans un tel lieu pourrait leur être désagréable, le tribunal estimait néanmoins que celui-ci était inhérent au séjour irrégulier de leurs parents dans un état étranger.

Le 1er février 2018, la requérante présenta une demande de mise en liberté à l’égard de sa famille. Dans son recours, elle indiquait que la détention continue de ses enfants présentait un danger pour leur bien-être psychologique et qu’elle mettait tout particulièrement en péril la santé de son fils aîné. Pour appuyer ses dires sur ce point, la requérante produisit une attestation d’un psychologue datée du 31 octobre 2017, faisant état de la fragilité émotionnelle de l’enfant et de la présence du risque de dégradation de son état de santé en cas de prolongation de sa détention. L’attestation en question indiquait que le suivi exigé par l’état de santé de l’enfant ne pouvait être mis en place dans des conditions d’enfermement.

Le 20 février 2018, le responsable de la police aux frontières de la voïévodie de Warmia Mazury rejeta la demande de la requérante. En se basant sur les éléments que lui avaient communiqués les services de santé de la police aux frontières, le responsable susmentionné de la police aux frontières considérait que la détention des requérants ne présentait aucun risque pour leur santé. Il observait en outre que la thérapie préconisée dans les conclusions du psychologue du centre de K. du 16 février 2018, pouvait bel et bien être dispensée au fils de la requérante dans le centre en question. Il notait de plus que, selon les conclusions d’un pédopsychiatre ayant examiné l’enfant le 12 février 2018, la thérapie susmentionnée devrait être complétée par un traitement médicamenteux et être suivie d’une évaluation de l’état de santé de l’enfant au bout de deux mois.

La requérante forma un recours contre cette décision. Elle soutenait, notamment, que, en dépit des mesures mises en place par les autorités, l’état de santé de son fils ne s’était guère amélioré. À cet égard, elle indiqua qu’un pédopsychiatre s’étant entretenu avec l’enfant dans l’intervalle avait diagnostiqué un épisode de dépression modérée et un état de stress post-traumatique, et qu’il avait recommandé le transfèrement de son fils vers une structure qui ne serait pas surveillée en permanence par du personnel en uniforme. La requérante soutenait en outre qu’en l’espèce, des mesures moins coercitives que la détention auraient pu être prises par les autorités.

Le 7 mars 2018, le tribunal de district de Szczecin rejeta le recours de la requérante.

Entretemps, le 28 février 2018, le tribunal de district de Kętrzyn prolongea la détention des requérants jusqu’au 31 mai 2018. Prenant en compte leur départ illégal en Allemagne, l’absence d’une domiciliation en Pologne et la procédure pendante à leur encontre devant un tribunal administratif, le tribunal considérait que des mesures alternatives à la détention des requérants auraient été insuffisantes pour préserver le bon déroulement de ladite procédure. En se basant toujours sur les éléments communiqués par les services de santé de la police aux frontières, le tribunal observait que la prolongation de la détention des requérants n’impliquait aucun danger particulier pour leur vie ou leur santé. Observant que la demande de protection internationale des requérants avait été rejetée dans l’intervalle, le tribunal estimait que la prolongation de leur détention pour un temps nécessaire à l’exécution de l’ordonnance de retour était justifiée.

Le 20 avril 2018, le tribunal régional d’Olsztyn rejeta un recours de la requérante contre cette décision.

Par un courrier du 7 mai 2018, la requérante informa la Cour de sa libération du centre fermé de K. intervenue en application de la décision du responsable de la police aux frontières de la voïévodie de Warmia Mazury du 17 avril 2018 et de son placement subséquent, ainsi que de celui de ses enfants, dans le centre d’accueil pour étrangers « ouvert » de P.L.-D. Il ressort de la décision susmentionnée que la détention continue du fils aîné de la requérante avait été estimée dangereuse pour l’état de santé de l’enfant, que la poursuite de sa thérapie dans des conditions d’enferment était vouée à l’échec et que sa prise en charge dans une unité psychiatrique de jour était préconisée.

4.  Les conditions d’accueil au centre fermé pour étrangers de K.

S’agissant des conditions d’accueil au centrefermé pour étrangers de K., il est renvoyé aux paragraphes 11-16 de l’arrêt Bistieva et autres c. Pologne (no 75157/14, 10 avril 2018, §§ 12-16).

B.  Le droit interne pertinent

1.  La loi sur la protection octroyée aux étrangers sur le territoire de la République de Pologne

Selon l’article87 alinéa 1 point 2 de la loi, le demandeur ou celui que ce premier représente peuvent faire l’objet d’une arrestation en cas de risque avéré de fuite de leur part et de nécessité de recueillir en leur présence les informations nécessaires à l’examen de leur demande de protection internationale.

Selon l’article 88 alinéa 1 points 1 à 3 de la même loi, dans les situations indiquées à l’article 87, le demandeur ou celui que ce premier représente peuvent être tenus de comparaître devant les autorités à des intervalles d’une durée préalablement déterminée, ou bien de verser une caution d’une valeur non inférieure à celle d’un double salaire minimum (…) ou bien de résider à un endroit déterminé dans l’attente d’une décision définitive concernant leur demande de protection internationale.

Selon l’article 88a alinéa 1 de la loi, dans les situations indiquées à l’article 87 ou lorsque l’application des mesures indiquées à l’article 88 alinéa 1 n’est pas possible, le demandeur ou celui que ce premier représente sont placés dans un centre fermé ou une maison d’arrêt pour étrangers.

Selon l’article 89 de la loi, si la procédure afférente à la demande de protection internationale n’est pas définitivement terminée avant l’expiration des délais indiqués aux alinéas 1 et 3 de cet article et si l’une des circonstances indiquées à l’article 87 alinéa 1 est présente, le tribunal peut prolonger la durée du séjour du demandeur ou de celui que ce premier représente dans un centre fermé ou une maison d’arrêt pour étrangers pour un temps déterminé, nécessaire à l’adoption d’une telle décision. La durée de séjour dans un centre fermé ou celle dans une maison d’arrêt pour étrangers (…) ne peut être supérieure à six mois.

2.  La loi sur les étrangers

Selon l’article 403 alinéa 2a point 2 de la loi, en cas de rejet définitif d’une demande de protection internationale, la détention [de l’étranger concerné] dans un centre fermé ou celle dans une maison d’arrêt pour étrangers peut être prolongée pour un temps déterminé, nécessaire à l’adoption et à l’exécution de l’ordonnance de retour.

GRIEFS

La requérante se plaint que la détention de ses enfants, âgés alors respectivement de onze et trois ans, pendant presque huit mois dans le centre fermé pour étrangers de K., a constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

Invoquant l’article 5 § 1 f) de la Convention, la requérante se plaint que sa détention avec ses enfants dans le centre fermé pour étrangers de K. était arbitraire, injustifiée et non nécessaire au regard des circonstances de l’espèce.

La requérante se plaint que la procédure relative à son placement et son maintien en détention dans le centre fermé pour étrangers de K. a enfreint à son égard l’article 5 § 4 de la Convention, en ce que le tribunal ayant instruit ladite procédure ne lui a pas notifié les demandes du responsable de la police aux frontières l’invitant à la placer et à la maintenir en détention.

Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent que leur détention dans le centre fermé pour étrangers de K. a constitué une ingérence disproportionnée dans leur droit au respect de leur vie familiale.

QUESTIONS AUX PARTIES

1.  La détention des enfants de la requérante dans le centre fermé pour étrangers de K. durant presque huit mois a-t-elle constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention ?

2.  La détention des requérants dans le centre fermé pour étrangers de K. a-t-elle été régulière, au sens de l’article 5 § 1 f) de la Convention ?

3.  Le défaut de notification à la requérante des demandes du responsable de la police aux frontières invitant les tribunaux à la placer et à la maintenir en détention dans le centre fermé pour étrangers de K. a-t-il respecté le principe d’égalité des armes et celui du contradictoire, au sens de l’article 5 § 4 de la Convention ?

4.  La détention de la requérante et de ses enfants dans le centre fermé pour étrangers de K. a-t-elle été conforme à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, au sens de l’article 8 de la Convention ? (voir, p.ex. A.M. et autres c. France, no 24587/12, 12 juillet 2016, Bistieva et autres c. Pologne, no 75157/14, 10 avril 2018).

ANNEXE

1.        R.M. est une ressortissante russe née en 1987, résidant à Ketrzyn et représentée par M. Jaźwińska ;

2.        D.T. est un ressortissant russe né en 2014, résidant à Ketrzyn et représenté par M. Jaźwińska ;

3.        I.T. est un ressortissant russe né en 2014, résidant à Ketrzyn et représenté par M. Jaźwińska ;

4.        M.T. est un ressortissant russe né en 2006, résidant à Ketrzyn et représenté par M. Jaźwińska.

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