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Communiquée le 8 janvier 2019
DEUXIÈME SECTION
Requête no37866/18
HüseyinUZUN
contre la Turquie
introduite le 16 mars 2018
EXPOSÉ DES FAITS
1. Le requérant, M. Hüseyin Uzun, est un ressortissant turc né en 1971 et détenu à la prison de Burdur.
A. Les circonstances de l’espèce
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
3. Le requérant était inscrit au programme de formation à distance de l’université d’Anadolu, en 4e année de la faculté d’administration publique.
4. Le 20 juillet 2016, l’état d’urgence fut décrété. Pendant l’état d’urgence, le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois en application de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret‑loi no 677, publié au Journal officiel le 22 novembre 2016, faisait interdiction aux prisonniers détenus ou condamnés en lien avec une infraction terroriste de se présenter à tout type d’examen.
5. Le 2 août 2016, le requérant fut placé en détention provisoire parce qu’il était soupçonné de faire partie de l’organisation FETÖ/PDY (Fetullahçı Terör Özgütü/Paralel Devlet Yapılanması, organisation terroriste guleniste/structure d’État parallèle).
6. Le 23 novembre 2016, l’administration pénitentiaire adressa au requérant une copie du décret-loi no 677 et lui notifia qu’il ne pouvait pas, en application de l’article 4 de ce décret-loi, participer à ses examens universitaires pendant toute la durée de l’état d’urgence et toute la durée de son incarcération.
7. Le 22 décembre 2016, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il alléguait que l’interdiction mise en place par le décret-loi no 677 avait emporté violation de son droit à l’instruction.
8. Le 18 juin 2018, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours pour défaut manifeste de fondement. Elle considéra que le refus d’autoriser le requérant à passer ses examens constituait une ingérence dans le droit à l’instruction de l’intéressé, que cette ingérence était fondée sur l’article 4 du décret-loi no 677, incorporé dans la loi no 7083, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir assurer la discipline et la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire. Après avoir exposé la jurisprudence, elle indiqua que, à la suite de la tentative de coup d’État, de nombreuses personnes accusées d’infractions terroristes avaient été placées en détention et/ou condamnées de ce chef d’inculpation et que, parallèlement, le nombre d’agents responsables de la sécurité et de la protection des détenus avait considérablement diminué. Selon la Cour constitutionnelle, à la lumière de ces éléments et de sa décision dans l’affaire Mehmet Ali Eneze (paragraphes 15-22 ci-dessous), on ne pouvait affirmer que la restriction litigieuse dans le droit du requérant à l’instruction n’était pas nécessaire dans une société démocratique. La Cour constitutionnelle conclut par conséquent que le juste équilibre entre les buts poursuivis par cette restriction et l’intérêt du requérant à poursuivre ses études avait été préservé.
9. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence prit fin.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
10. L’article 42 de la Constitution est ainsi libellé :
« Nul ne peut être privé de son droit à l’éducation et à l’instruction.
Le contenu du droit à l’instruction est défini et réglementé par la loi.
(…) »
11. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 67 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines se lisent comme suit :
« 3. Dans les établissements pénitentiaires ouverts ou fermés ainsi que dans les centres d’éducation pour mineurs, l’utilisation d’outils de formation audiovisuels dans les locaux désignés à cet effet par l’administration pénitentiaire ne peut être autorisée que dans le cadre de programmes de réinsertion ou de formation. Internet peut être utilisé sous contrôle et dans la mesure rendue nécessaire par les programmes de formation et de réinsertion. L’introduction, dans les établissements pénitentiaires, d’ordinateurs dans un but culturel ou de formation peut être autorisée après avis favorable du ministère de la Justice.
4. Ces droits peuvent être restreints en ce qui concerne les personnes présentant une certaine dangerosité ou celles condamnées pour appartenance à une organisation illégale. »
12. Le règlement relatif à l’exécution des peines reprend, en son article 90, cette dernière disposition.
13. L’article 4 du décret-loi no 677 adopté le 31 octobre 2016 et publié au Journal officiel le 22 novembre 2016 est ainsi libellé :
« Mesures relatives aux examens
Les personnes se trouvant dans les établissements pénitentiaires parce que détenues ou condamnées pour appartenance à une organisation terroriste ou pour activités terroristes ne peuvent participer, aussi longtemps que l’état d’urgence est en vigueur et qu’ils sont détenus dans l’établissement [pénitentiaire], aux concours nationaux et aux épreuves organisées par tous types d’établissements d’éducation et d’enseignement dans les locaux du centre pénitentiaire ou à l’extérieur. »
14. Le contenu de l’article 4 du décret-loi no 677 a été incorporé dans la loi no 7083 (loi relative à l’approbation du décret-loi no 677), qui a été adoptée le 6 février 2018 et publiée au Journal officiel le 8 mars 2018.
Décision de la Cour constitutionnelle relative à la mise en œuvre de l’article 4 du décret-loi no 677
15. Le 23 mai 2018, la Cour constitutionnelle a rendu une décision dans le cadre d’un recours individuel (affaire Mehmet Ali Eneze, recours no 2017/35352). M. Eneze purgeait une peine qui lui avait été infligée pour appartenance à l’organisation terroriste Hizbullah et il était inscrit au programme de formation à distance de l’université d’Istanbul, en faculté d’histoire. Ayant demandé à pouvoir passer les épreuves universitaires, il s’était vu opposer un refus sur le fondement de l’article 4 du décret-loi no 677.
16. Dans sa décision, la haute juridiction a exposé de manière détaillée la jurisprudence de la Cour en matière de droit des détenus à l’instruction. Examinant ensuite les circonstances de l’affaire portée devant elle, elle a considéré que l’impossibilité pour M. Eneze de passer ses examens universitaires constituait bien une ingérence dans son droit à l’instruction. Elle a relevé que l’ingérence en question était fondée sur l’article 4 du décret-loi no 677. À cet égard, elle a précisé qu’elle n’avait pas compétence pour statuer sur les recours en annulation introduits contre les décrets-lois qui étaient adoptés pendant l’état d’urgence, et qu’il y avait lieu de rechercher si des mesures individuelles adoptées sur le fondement de ces décrets-lois pouvaient faire l’objet d’un contrôle dans le cadre des recours individuels. Elle a cependant estimé qu’il n’y avait pas lieu de mener plus avant son examen sur ce point, le décret-loi no 677 ayant été incorporé dans la loi no 7083 qui répondait à l’exigence de légalité.
17. Pour ce qui est du but légitime poursuivi, la Cour constitutionnelle a précisé que la Constitution ne comportait pas de liste exhaustive des buts légitimes pouvant être invoqués en justification d’une restriction au droit à l’instruction. Elle a indiqué que l’État disposait, dans le respect des principes généraux contenus à l’article 13 de la Constitution, d’une grande marge d’appréciation quant à la question de savoir ce qui pouvait constituer un but légitime. Elle a estimé que le fait de priver le requérant, détenu pour infraction terroriste, de participation aux examens pendant la durée de l’état d’urgence, et ce afin que la discipline et la sécurité fussent assurées dans les établissements pénitentiaires, poursuivait bel et bien un but légitime.
18. Elle a ensuite examiné le point de savoir si l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et si elle était proportionnée. Elle a rappelé que le droit à l’instruction était protégé par la Constitution, et elle a souligné la particularité et l’importance du service public de l’enseignement. Elle a ajouté que le droit à l’instruction était soumis, de par sa nature, à une réglementation et que l’État disposait en la matièred’une certaine marge d’appréciation, qui aurait été d’autant plus large que le niveau de l’enseignement était élevé.
19. La Cour constitutionnelle a souligné aussi la nécessité de tenir compte des conséquences naturelles et inévitables de l’emprisonnement. Elle a noté que, même si les prisonniers continuaient de jouir de manière générale des droits et libertés fondamentaux, on ne pouvait considérer que leurs droits et libertés étaient aussi étendus que ceux des personnes vivant en liberté. Elle a ainsi estimé que leurs droits et libertés pouvaient être restreints dans le cadre du fonctionnement des établissements pénitentiaires, et que ces considérations valaient également en matière de droit à l’instruction.
20. En outre, la Cour constitutionnelle a estimé que, pour expliquer l’interdiction apportée par l’article 4 du décret-loi, il fallait donner certaines informations liées à la tentative de coup d’État et aux développements ultérieurs. Elle a ainsi exposé que, à la suite de cette tentative, des enquêtes judiciaires avaient été instruites contre de nombreuses personnes accusées d’être membres de l’organisation FETÖ ou d’être liées à celle-ci ; que, dans le cadre de ces enquêtes, de nombreux agents de la fonction publique – en majorité des membres des forces armées, de la police et de la justice – et des civils avaient été arrêtés et placés en garde à vue ; que, par la suite, un grand nombre de ces personnes avaient été placées en détention provisoire ; que, enfin, un certain nombre de surveillants de prison et de gendarmes, responsables de la sécurité et de la protection des prisonniers, ainsi qu’une partie importante des forces de police pouvant au besoin être affectées à la protection des détenus, avaient été révoqués ou suspendus de leurs fonctions en raison de leurs liens avec les organisations terroristes.
21. La Cour constitutionnelle a ensuite indiqué que M. Eneze avait fait l’objet d’une restriction fondée sur l’infraction qui lui était reprochée, et que l’objectif de cette restriction était d’assurer la discipline et la sécurité au sein la prison en évitant le regroupement des détenus et condamnés en lien avec des infractions terroristes. Elle a admis la nécessité d’empêcher ces prisonniers ou des prisonniers représentant un danger pour la discipline de participer collectivement à certaines activités. Prenant en considération la complexité d’organisation et le coût de gestion de l’activité d’éducation, le nombre important de personnes détenues et condamnées en lien avec des infractions terroristes à la suite de la tentative de coup d’État ainsi que la diminution considérable du nombre d’agents chargés d’assurer la sécurité et la protection des prisonniers, la Cour constitutionnelle a estimé qu’on ne pouvait affirmer que l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
22. La Cour constitutionnelle a ajouté qu’il convenait de tenir compte, aux fins de l’appréciation de la proportionnalité, du fait que la restriction en cause n’était en vigueur que pendant la durée de l’état d’urgence et celle de l’emprisonnement. Considérant par ailleurs que M. Eneze n’avait pas allégué que le diplôme sanctionnant le programme d’enseignement qu’il suivait devait s’obtenir dans un laps de temps déterminé, elle a estimé en conséquence que la restriction apportée à la possibilité de suivre un enseignement à distance, dans l’objectif d’assurer la sécurité et la discipline dans la prison, était proportionnée. Elle a dès lors conclu que le grief que M. Eneze tirait d’une atteinte à son droit à l’éducation était manifestement mal fondé et qu’il y avait lieu de déclarer son recours irrecevable.
GRIEF
23. Invoquant l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant allègue que l’impossibilité qui lui aurait été faite de passer ses examens universitaires en raison de l’interdiction apportée par le décret-loi no 677 a méconnu son droit à l’instruction.
QUESTIONS AUX PARTIES
L’impossibilité pour le requérant de passer ses examens universitaires en raison de l’interdiction apportée par le décret-loi no 677 a-t-elle méconnu son droit à l’instruction tel que garanti par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention ?
Le Gouvernement est invité à fournir des informations sur le nombre de prisonniers concernés par l’interdiction apportée par le décret-loi no 677 ainsi que sur les différents types d’examens accessibles en détention et l’organisation de ceux-ci.
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